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Corvidés

 

 

Jamais plus je ne traverserai le jardin de l’hôpital Saint Vivien sans penser à Desmond.

Les trois derniers mois avaient été terribles. À chaque nouvelle visite, je voyais la progression de la maladie, ce qu’elle avait grignoté sur la vie. Au début, elle manquait d’appétit. Elle chipotait, laissant apparaître des cernes, un amaigrissement, des tremblements aussitôt réprimés. Mais très vite, elle s’est mise à dévorer, comme pressée d’en finir, de terminer le festin, sans en laisser une miette.

À côté du lit de Desmond, il y a d’abord eu les cannes, remplacées par un appareil sinistre appelé déambulateur. Finalement, le fauteuil roulant aura été un soulagement  : ne plus voir mon ami se traîner sur ses bâtons d’allumette, le visage déformé par l’effort. Tout à la fin, il restait allongé, immobile, sur le lit médicalisé. Tellement sage, avais-je pensé lors des ultimes visites. Pas de révolte. Pas de cris. Pas d’invectives.

Ce que j’avais pris pour de la sagesse n’était que de l’épuisement

.

Desmond et moi n’étions pas si proches. Nous nous étions rencontrés lors d’un stage d’informatique. Je m’y étais rendu pour le compte de mon entreprise et Desmond en était l’animateur. Nous avions sympathisé. De loin en loin, nous buvions ensemble une bière au Saint Eloi où nous discutions virus, logiciels, réseaux, rarement de sujets personnels. C’est dans ce café qu’il m’a annoncé sa maladie, les yeux fixés sur la vitre embuée, tournant inlassablement son alliance autour de son doigt. Sa barbe m’avait semblé tout à coup moins fournie, moins dorée.

Pour attraper l’autobus de l’autre côté du boulevard, je coupais chaque jour par le jardin du centre hospitalier. Ce raccourci m'évitait un long détour par la rue Saint-Jacques toujours encombrée et polluée. Une allée asphaltée conduisait directement au service de neurologie. Je pris donc l'habitude de monter les deux étages jusqu'à la chambre de Desmond. Les infirmières me saluaient avec familiarité. La plupart du temps, à ces heures-là, mon ami n’avait pas d’autres visiteurs. Sa femme et sa fille venaient le voir généralement en fin de journée. Très vite, il m’a parlé des corbeaux.

Nous étions en janvier, il me salua, s’empara de ses cannes, il voulait se dégourdir les jambes.

– Ils me surveillent, dit-il en pointant du regard la fenêtre.

Il y avait un érable d’une taille exceptionnelle. Son faîte dépassait largement celui des toitures de l’hôpital. De gros oiseaux noirs étaient postés sur les branches les plus hautes.

Je crus à une forme de plaisanterie. Les oiseaux avaient l’attitude concentrée de guetteurs, c’est vrai, mais ils devaient guetter de la nourriture ou protéger leur nid, bref faire ce que font la plupart des oiseaux quand ils ne volent pas.

J’adaptai mon pas à celui de Desmond, nous arpentâmes le linoléum du couloir. J’évitais de lui poser des questions directes sur sa santé, il savait qu’il n’y aurait pas de rémission. Pour le distraire, je commentai les réactions de mes collaborateurs lors de l’installation de notre nouveau système informatique.

– D’ailleurs, qui surveille l’autre ? reprit-il sans répondre à mon bavardage. Après tout, c’est moi qui ai commencé. Toute la journée à scruter la fenêtre. À les regarder, à fouiller leur intimité, à observer leurs allées et venues. C’est ce qu’ils m’ont dit. Nous te surveillons parce que tu nous surveilles.

Sa voix était parfaitement neutre. Je ne savais pas où il voulait en venir, je n’ai pas relevé le propos. Une infirmière avançait vers nous en poussant un chariot : Desmond devait subir une série de prélèvements sanguins, nous nous serrâmes la main.

 

Quelques jours plus tard, je grimpai à nouveau les escaliers de l’hôpital. Mais cette fois-là, avant d’aller rejoindre Desmond, j’allai droit au bureau de l’infirmière-chef. Je lui posai la question qui me trottait dans la tête.

– Non, me dit-elle, Monsieur Desmond va conserver toute sa lucidité pendant l’évolution de sa maladie. Ce sont les muscles qui seront atteints les uns après les autres. Son intelligence, ses capacités intellectuelles, sa mémoire resteront intactes. Mais demandez à voir le professeur P., il pourra vous répondre plus précisément.

Ses yeux d'un vert très clair me fixaient avec une intensité qui me fit détourner le regard. Elle glissa les mains dans les poches de sa blouse blanche, la planquant contre ses hanches. Je la quittai en bredouillant un merci.

Dans sa chambre, Desmond semblait dormir. Son pyjama était chiffonné, ouvert sur sa poitrine amaigrie. J’allais repartir sur la pointe des pieds, mais il s’adressa à moi avant même d’ouvrir les yeux.

– Ils connaissent un tas de choses sur nous, tu sais. Beaucoup plus que ce que j’avais imaginé.

Je crus qu’il me parlait de ses médecins. Je posai Le Monde sur la table de nuit.

– Je t’ai ramené le journal… Comment tu te sens aujourd'hui ?

– En ce moment, je parle surtout avec Plume Lisse. C’est une femelle. La plus âgée du clan. Ça m’a l’air plutôt matriarcal, leur organisation sociale.

Je décidai de jouer le jeu.

– Tu me la présentes quand, cette charmante dame ?

– Sers-toi de tes yeux, tu verras tout de suite qui est Plume Lisse.

Il se leva du lit avec une vigueur qui m’étonna et se posta devant la fenêtre.

Devant nous, l’érable tendait ses branches noires vers le ciel. Trois corneilles y étaient perchées, parfaitement immobiles. Deux autres oiseaux tournoyaient lentement autour de l’arbre comme s’ils hésitaient à venir se poser.

– Bon, tu la vois ? me demanda Desmond avec une pointe d’impatience.

J’étais bien incapable de déceler lequel des trois oiseaux était Plume Lisse.

– Celle de droite ?

– Bien vu. A côté d’elle, c’est Big Black, un juvénile de l’année dernière. Ils nous plaignent beaucoup. Ils nous appellent les rampants. Ils n’ont pas tort.

J’observai un moment les oiseaux d’un noir luisant sans faire de commentaire. À la base du bec, ils avaient une légère excroissance qui leur donnait un air un peu sinistre.

Comme d'habitude, nous avons marché jusqu'au distributeur de café flanqué d'une plante verte anémiée. Autour de nous, des malades en peignoir avançaient à petits pas prudents.

– Regarde-les, me dit-il à l'oreille, des rampants. Tous. Tu comprendras que je leur préfère mes corvidés !

Son rire résonnait sans joie entre les murs pistache.

Je me brûlai la langue avec le café et une partie de mon gobelet se renversa sur mon blouson. Je raccompagnai Desmont dans sa chambre et nettoyai la tache dans le minuscule cabinet de toilette. Tout à coup, j’eus l’impression d’étouffer, on manquait d'air dans ce réduit. J'avais hâte de regagner mon bureau où m'attendait une multitude de besognes rassurantes, d'ailleurs, mon autobus n’allait plus tarder, dis-je à Desmont en lui serrant la main alors qu’il avait déjà tourné la tête vers la fenêtre. En quittant l’hôpital, je levai les yeux vers le ciel bas de février. Les ailes noires tournoyaient toujours autour de l’érable, formant un cercle de plus en plus large.

 

Début mars, une mission de deux semaines dans une succursale m’éloigna de Desmont. Dans la petite ville où je logeais, je ne vis pas un seul corbeau. Desmond devait utiliser cette métaphore pour occuper son esprit, et empêcher les ennemis véritables de venir s’y percher : la peur, l’angoisse face à la mort. Ce devait être terrible de connaître pratiquement sa date d’échéance et Desmond n'était pas du genre à se nourrir d'illusions.

À mon retour, le printemps était là. Les saules pleureurs du jardin agitaient leurs longs cheveux verts sur le passage des ambulances. Je montai les escaliers avec une certaine appréhension. La maladie aurait-elle gagné du terrain ?

C’était le cas. Desmond avait fait une chute et dû abandonner ses cannes. Il avait encore maigri. Sous le peignoir, sa peau avait la consistance molle d’un cou de volaille. Ses pieds paraissaient immenses et tout bosselés. Il se mouvait péniblement, agrippé au déambulateur. Marcher quelques mètres l’épuisait.

– Au moins, je peux encore aller pisser tout seul, dit-il

Cela me fit froid dans le dos. Il se laissa tomber dans l’un des fauteuils visiteurs. Pendant quelques instants, il reprit son souffle. Sur son front, la transpiration perlait.

– Tu veux bien ouvrir la fenêtre ?

Je fis ce qu’il me demandait. L’air froid envahit la pièce. Une série de coassements résonna comme une réponse à mon geste. Desmond se souleva pour regarder dehors.

– Tu vois, ils ne me laissent pas tomber. Ils sont là chaque jour. Leur esprit est… je ne trouve pas le mot… volatil, en quelque sorte ! À la fois une très grande acuité et quelque chose de léger. Comme un rire. La force d’un rire. Ça emplit l’esprit de façon très concentrée. Des salves. Et entre les salves, le silence.

Mon incrédulité devait se lire sur mon visage, je ne fis rien pour la masquer, je ne me voyais pas faire ce sale coup à Desmond.

– Arrête de faire cette tête, reprit-il agacé, je ne suis pas devenu fou, j’ai juste trouvé le truc, c’est tout. En fait, ce n’est pas si loin du langage informatique, rappelle-toi mes stages. Je me sers de codes binaires, tout bêtement.

– Tu veux dire que tu es vraiment en contact avec eux ?

– Bon, ç’a l’air de t’ennuyer, cette conversation, laisse tomber, parlons d’autre chose…

Sa voix se fit distante tout à coup. C’était lui qui était maintenant sur la défensive. Je n’ai pas cherché à relancer la conversation.

 

Mes visites s’espacèrent un peu, j’étais surchargé de travail. Quand mon emploi du temps le permettait, je me rendais à l’hôpital à l’heure du déjeuner. Desmond était passé au fauteuil roulant. Il commençait à faire vraiment beau. Je proposais une promenade en bas, dans le jardin. En général il acceptait. Je me disais que ce serait moins sinistre que les couloirs. Finalement, peut-être que c’était pour lui une sorte d’épreuve : sentir la sève monter, la vie renaître quand tout en soi se dessèche. Il parlait très peu. J’ai compris qu’il commençait à avoir des difficultés avec les muscles de la langue. En poussant son fauteuil, je voyais qu’il levait les yeux vers les branches, il les cherchait. À chaque fois que nous nous rapprochions de l’érable, il semblait plus détendu. Nous restions en silence à l’ombre du feuillage. Une fois, il s’y est profondément endormi, un sourire accroché aux lèvres.

 

La dernière fois où j’ai vu Desmond vivant, il était déjà dans le coma. Sa femme se tenait assise à côté du lit. Elle se leva à mon arrivée et vint m’embrasser comme si j’étais un membre de la famille. C’était une petite femme blonde, aux traits un peu secs. Je lui tins la main sans parvenir à lui parler.

– C’est une question d’heures maintenant, murmura-t-elle. Merci d’avoir été à ses côtés pendant ces quelques semaines. Desmond m’a dit combien vos visites étaient importantes pour lui.

– Elles l’étaient pour moi aussi, dis-je sans savoir quoi ajouter.

Elle hocha la tête. Nous avons discuté encore quelques minutes en chuchotant. Elle me répéta ce que lui avait dit le professeur P. sur l’état de son mari et m’apprit que Desmond avait refusé la veille le tubage et l’aide respiratoire, en toute lucidité, ajouta-t-elle. À aucun moment, elle ne fit allusion à un dérangement du cerveau ou à quelques bizarreries.

Je jetai un dernier coup d’œil sur mon ami. Il avait l’air de dormir profondément. Une légère vibration résonnait au-dessus de lui, comme le ronronnement d’un chat. Je ne savais pas si elle émanait de lui ou de l’un des appareils qui environnaient le lit.

En sortant de l’hôpital, je passai sous l’érable. Des feuilles d’un vert tendre jaillissaient de toutes parts. Dans ce paravent végétal, aucun oiseau noir n’était visible.

 

Le faire-part me parvint quelques jours plus tard. Desmond devait être enterré à l’issue d’une cérémonie religieuse.

Quand j’arrivai, l’église était pleine. Les phases du rituel s’enchaînaient sans éclat. Lors de la bénédiction du corps, je suivis la lente procession jusqu’au cercueil. Au moment où je saisissais le goupillon transmis par un factotum aux gants blancs, un duvet grisâtre voleta dans la lumière qui tombait des vitraux et vint se poser délicatement sur une corbeille de fleurs. Je levai la tête vers la coupole qui surplombait l’autel. Un corvidé se tenait perché sur le rebord d’une moulure et me regardait, fixement.

Ils étaient là. Ils l’accompagnaient. Ils poursuivaient je ne sais quelle quête autour du cercueil de Desmond.

J’ai dû m’immobiliser une minute de trop, le goupillon entre les doigts, car la main gantée vint me le retirer avec insistance. J’ai regagné ma place.

À la fin de la messe, le cortège se dirigea vers le cimetière. Je suis allé voir le bedeau qui remettait les chaises en place pour lui parler des corbeaux.

– Ah, ces bestioles, maugréa-t-il. Elles ont fait leur nid dans la toiture, impossible de les déloger ! Sales bêtes.

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